Toute personne n’ayant pas cédé au moins une fois au charme incomparable d’une grande production indienne, de ce qu’on appelle communément un film de « Bollywood », aura probablement beaucoup de mal à comprendre l’enthousiasme qu’a provoqué en moi la vision de Veer-Zaara de Yash Chopra.
Veer-Zaara raconte rien de moins que l’histoire maintes fois relatée d’amours contrariées, une sorte de Roméo et Juliette indo-pakistanais, où l’opposition des familles est une question de frontières politiques. Car voilà, Veer est Indien, et Zaara, Pakistanaise, différence qui semble devoir les séparer à tout jamais, en apparence tout au moins, car si tragédie il y a, elle n’est pas le résultat de l’opposition idéologique ou nationaliste des deux familles. Au contraire, l’intérêt politique du film réside sans doute dans la démonstration de ce qui rapproche l’Inde et le Pakistan, dans la mesure où la différence de religion n’efface pas la proximité originelle des deux cultures. Les deux amants se retrouvent séparés non pas du fait de leurs différences, mais parce qu’ils répondent à un même code de l’honneur, à la fois condition de leur amour inconditionnel, à l’instar des héros cornéliens, mais aussi cause de leur longue séparation. C’est par sens de l’honneur que Zaara accepte d’épouser le fiancé choisi par son père afin de pouvoir entrer en politique, tout comme Veer acceptera de garder l’honneur de Zaara en taisant les vrais raisons de sa venue au Pakistan.
Mais plus qu’une énième variation sur ce thème amoureux le film se révèle avant tout être une véritable recherche du temps perdu, une recherche qui semble d’ailleurs être celle du réalisateur lui-même, Yash Chopra, véritable monument du cinéma indien, qui revient à la réalisation après une longue absence et qui se trouve être originaire du Pakistan. Le film se veut ainsi non seulement un chant d’amour dédié au pays adoptif du réalisateur, mais également un appel à la réconciliation de l’Inde et du Pakistan, dont la séparation est symbolisée par celle de deux amants. Le film n’a de cesse de traverser les frontières des deux pays pour les montrer en miroir, partageant les mêmes forces et faiblesses, comme ne cessent de le proclamer les personnages eux-même ; et même si l’on sent que la balance penche pour l’Inde, le Pakistan n’est pas montré sous un jour aussi critique qu’on aurait pu le craindre (ou l’espérer). Le temps perdu de l’histoire, ce sont donc non seulement les 22 années que Veer et Zaara ont passé loin de l’autre, mais cela semble aussi être implicitement les cinquante dernières années qui ont marqué la partition entre les deux pays depuis l’indépendance en 1947. L'indépendance est d’ailleurs évoquée par deux fois dans le film, d’abord à travers le personnage de Bebe, la nourrice de Zaara, une Indienne de confession Sikh venue au Pakistan au moment de la partition opérée par le président Jinnah ; puis par la présence de l’immense portrait du même Jinnah qui trône au-dessus du président du tribunal au début du procès, et qui de son regard sévère semble à lui seul le véritable juge de cette romance. Or, on ne peut que remarquer que ce portrait disparaît progressivement du cadre dès lors que la reconnaissance de l’innocence de Veer devient de plus en plus probable. Grand film politique donc, qui prend position sur les relations indo-pakistanaises d’une manière « subtile », Veer-Zaara met aussi en scène l’importance du rôle des femmes pour la bonne marche d’une vraie démocratie. Film féministe, ou en tout cas film de femmes, dans lequel les femmes sont le vrai moteur de l’action comme l’a bien remarqué Christian Viviani dans Positif, et sont surtout celles qui portent et font éclater la vérité. La victoire finale est ainsi d’abord la victoire de ces femmes.
L’autre aspect très intéressant du traitement du temps, comme l’a souligné Eric Loret dans Libération, réside dans la schizophrénie temporelle du film dont la mise en scène ne cesse de faire des allers-retours constants entre un passé idéalisé et un présent invivable. Dès le début, le film s’ouvre par un prologue qui inscrit le film dans le souvenir des amours perdues dont l’écho retenti à travers une nature placée sous le signe du désir. L’introduction de Veer chantant l’amour sur fond de paysages aux couleurs extrêmement vives peut ainsi prêter à rire avant que le spectateur ne réalise par la fin brutale de la scène qu’il s’agit en fait d’un rêve de Veer, enfermé dans une prison pakistanaise. Or cette scène est symptomatique du fonctionnement entier de la narration, l’arrêt brutal provoqué par un coup de feu et le retour à la sombre réalité d’une geôle pakistanaise nous faisant bien vite comprendre la véritable nature de récit. Tout le film est ainsi construit sur un double mouvement d’élévation et de chute, et à ce titre le métier Veer, pilote sauveteur dans l’Indian Air force, se révèle être un choix scénaristique très habile, puisqu’il donne l’occasion au réalisateur de filmer les deux amants suspendus entre ciel et terre. Le film semble être en quête constante d’élévation hors des réalités quotidiennes, à la recherche d’une sorte d’apesanteur, de sentiment hors-temps propre à la condition amoureuse, et qui trouve sa traduction à l’écran par le nombre important de mouvements de caméra vers le haut. Mais cette quête d’une vision idéale de l’amour se trouve également constamment brisée par des ruptures brutales de rythme, faisant sans cesse basculer le récit de la comédie à la tragédie, ou même de la comédie sentimentale au burlesque. De nombreuses scènes fonctionnent ainsi de cette manière, soulevant le spectateur dans un récit authentiquement romantique avant de briser cette illusion par le passage à la parodie ou au tragique. D’autre part, on peut aussi remarquer la nature « proustienne » de "Veer-Zaara" dans la façon dont le réalisateur met en scène une certaine logique de la sensation. Ainsi lorsque l’avocate pakistanaise, Saamiya Siddiqui, rencontre pour la première fois Veer Prataph Singh dans sa cellule, elle n’arrive pas à la faire sortir de son mutisme, avant que le bruit d’un avion de chasse d’éveille la mémoire enfuie de Veer et ne déclenche le récit. De même, la madeleine de Proust est ici remplacée par les ladoos, confectionnés par la mère de Samya et dont le goût rappelle à Veer toute son enfance.
Enfin, le film peut être considéré comme appartenant à ce genre noble qu'est la tragédie dans la mesure où les deux héros sont caractérisés par une noblesse d'âme qu'ils conservent en dépit des coups du sort qui s'abattent sur eux. Leurs amour rejoint ainsi les histoires d’amour mythiques telles qu’on les peut les rencontrer dans les tragédies grecques ou shakespeariennes, dans la mesure où la force de cet amour leur fait braver les conventions et les obstacles sans qu’ils ne perdent jamais leur dignité ou leur foi dans la vérité. À la fin du film, Saamiya se demande d’ailleurs à quelle époque disparue appartiennent les deux amants, comme si dans un monde contemporain de devenu plus en plus blasé et cynique, l’idée que deux êtres s’aiment d’un amour aussi pur et noble paraissait de l’ordre de l’impossible.
lundi, novembre 26, 2007
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire